LIBERTE TOTALE SOUS CONDITION

Nounours à la guimauve. Il fond sous ma langue quand je décompose, de ma langue ses parcelles de chocolat, de ma tête ses particules. Gui et mauve. Une couleur associée à un prénom. Ou une plante. Ce prénom-plante suscite en moi un acharnement à penser à Guy Georges. Se ramène Michel Fourniret que je confonds toujours avec Guy Georges. Le secteur d’activité était différent mais la conclusion reste la même. Le bonbon continue à se briser dans ma bouche face au souvenir de ces tueurs acharnés. J’arrache les dernières parcelles de peau du corps mou et flasque. Cela ressemble de plus en plus à une limace, décollant mollement ces morceaux de coquilles écrasées. Ma langue, une seconde limace. Mauve ? Comme la couleur des larmes je suppose. Je larme mauve. C’est une couleur triste et neutre à la fois. Elle s’apparente au violet. On dit que c’est une couleur érotique mais ramenée à Guy Georges, elle perd un net pourcentage de son capital plaisir.

C’est en tous cas la couleur qui se trouve sur mon dessus de lit. Ce lit que je dois partager avec une personne également habillée en mauve. Elle hurlerait si elle m’entendait. « Ce n’est pas mauve, c’est lilas !» Que de chamailleries inutiles pour une couleur bonbon. Elle ne vaut rien face à nous. Nous-nourse. « Nource » est un nouveau mot. Qualification verbe, origine ici, détermination inconnue et passé fuyant. En attendant une approbation ferme et décidée, je lui attribue la définition suivante :

Nource, infinitif de nourcer. Prononcé [nursə]. Désigne ce qui est doux, agréable et collant comme un nounours à la guimauve, jusqu’à en devenir étouffant. Comme une nourrice.

Pesant sur l’estomac comme le paquet entier que je viens d’abattre. Et hop, retour de Guy Georges devant mes yeux avec son ventre rempli de marshmallows et son regard d’anorexique infantile. Un ogre. Peut-être que les ogres aussi aiment les bonbons ? A-t-on besoin de préciser qu’il n’existe sûrement, nulle part, aucun bonbon à tête d’ogre dépeceur d’enfant ? Je ne le crois pas. C’est bien dommage. Une punchline invasive à coller sur toute les boites de bonbons. Cela dissuaderait sûrement plus que Fumer tue ! Quoique.

Mais il y aurait besoin d’expliquer le raisonnement. Comment d’une boite de nounours à la guimauve bon marché à 5,10 le kilo, enrobages et texturants, conservateurs et colorants compris, est-on passé à afficher en tête de gondole la tête du tueur de l’est parisien ? Bref, il faudrait coller ce texte au dos de la boite, réfléchir à la typographie. Police taille 8 ou taille 9, pourquoi ne pas faire taille 7 comme le nombre de ses victimes ? Obscènes ! crieraient certains, d’autres se tairaient, twitteraient. Non, cela n’irait pas. Ce texte n’a pas pour vocation à se retrouver en grande surface, accessible à tous.

Chacun aurait son avis, ne comprendrait pas sans chercher à comprendre davantage. Leur temps de réflexion est égal au temps qu’ils mettent à lire les ingrédients pour que leurs enfants cessent de bouffer du bisphénol ou du phtalate. Perte de temps à dénicher l’intrus. Mangez des champignons cela ira toujours mieux que des bonbons bourrés de sucre !

Un seul nounours. Tout allait bien auparavant mais le dernier nounours fut celui de trop. Chacun avait trouvé sa place, comprimé dans un estomac trop large et sans appétit mais l’ennui a tout tassé, il a appuyé bien fort en disant :

« Poussez-vous au fond derrière ! Calez-vous sur le côté. Il faut que tout le monde puisse rentrer. Dépêchons messieurs dames ! »

Et là, dernier retardataire, celui qui fait exploser le tout en se jetant dans les portes juste avant que celles-ci ne se referment. Tout est ressorti, j’ai vomi du nounours prémâché, du chocolat fondu, des colorants, du phtalate, du ben…machin chose, du e428 et ces mots. Un texte entier est sorti, rappant ma glotte au passage, comme les foulards que les magiciens sortent en gerbe de leur gorge. J’ai tout posé, tout aligné puis j’ai bu un verre d’eau pour faire passer le goût des nounours trop sucrés. Guy Georges est reparti avec.

CARREFOUR

Il a rendez-vous. Dans moins de dix petites minutes. Il est pressé donc.
Elle a rendez-vous également. Dans moins de dix grosses minutes.
Elle attend.
Il est entré par le sud.
Elle est sortie de chez elle.
Lui habite ailleurs, elle ici.
Elle aimerait vivre ailleurs, lui ici.

La ville se mélange, défile sous ses pas tandis qu’il remonte l’artère principale. Le porche, les couloirs, jusqu’à arriver à la place centrale de la cité. La dalle principale est constituée de béton. La matière grise recouvre presque tout, partout.
Elle est là.
Il le sait. Il cherche, il cherche.
Le tour de la place, il le fait deux, trois, quatre fois même mais il y a trop de monde, impossible de la trouver.

Elle non plus ne le trouve pas. Entourée de monde, elle est pourtant, la fille la plus seule de la ville en cet instant.

Le quartier a ses limites et il va les longer, marcher partout, traverser chaque parc, entrer dans chaque resto, sonner au pied de chaque immeuble.

Il sait qu’il ne la retrouvera pas. L’heure est passée depuis longtemps et il doute qu’elle ne soit jamais venue.

Elle est repartie, au bout d’un moment, elle a bougé. Personne n’était là. Personne ne s’est approché. Personne ne lui a dit bonjour. Alors elle est repartie.

Elle espère qu’il était là et que tout comme elle, il cherchait. Qu’ils ne se sont simplement pas trouvés. Mais elle doute. Ce ne serait pas le premier à ne pas être venu. Mais le premier, pour lequel elle est restée aussi longtemps. D’habitude c’est elle qui laisse les gens en plan.

Ses pas, depuis longtemps allant de halo de lumière en halo de réverbère, la mènent au bord de la ville. Le porche principal lui fait face. Il est plongé dans le noir. Seule sa silhouette semble émerger lentement de la nuit. Une nuit brouillard. Une nuit épaisse et poisseuse. Une nuit qui vous colle à la peau.

Il est tard, elle est seule. Au bout de la nuit, elle devra faire demi-tour. Elle le sait et le pire, c’est qu’il est sans doute passé par là.

LA DEFINITION DE L'ÊTRE

Les songes sont des portes que l’on ouvre sur des vies parallèles.

Réveil.
Trop de lumière.
Yeux fermés.
Paupières fermées.
Attente dans le noir.
Sous les paupières.
Mes yeux tournent.

Droite. Gauche. Mes paupières elles sont transparentes comme du papier je pense à mes paupières oui je vois mes paupières alors je pense à mes paupières et si quelqu’un voulait m’écouter je parlerais de mes paupières si personne ne m’écoute je dirais simplement le mot « paupière » dans le vide le vague vague et vide le roulis de la mer ah la mer c'est beau la mer et le sable oui mais le sable ça se glisse ça s'insinue entre les coussinets. Comment se porte mon vieux corps défraichi aujourd’hui ?
Je m’appelle Gérald Tomé et la seule chose que je sais c’est que je suis là. Là où je suis. Je ne sais rien d’autre. Je n’ai envie de rien. Pourtant je vais parler. Dans un instant je vais ouvrir la bouche et m’exprimer. Si vous vouliez bien m’écouter alors je vous parlerais. Un sujet qui vous intéresse ? Moi ? Je ne sais pas.
Non. Je vous le jure. Je ne vois rien. Je ne me vois même pas moi-même ! Alors un sujet. Vous rendez-vous compte de ce que vous me demandez ? Je ne sais pas à quoi je ressemble. Je ne sais pas à quoi ressemble… rien en fait. Je n’ai l’image de rien. Mais je sais qu’il y a des choses à découvrir. Je veux voir… n’importe quoi ! C’est le vide. Le vide est profond en moi. Quand ? Quand pensez-vous que je pourrais savoir ? Personne. Bon. Ce n’est pas grave. De toutes façons. Je n’attends personne. Il y a quelqu’un ?

Quand je suis arrivé là, je ne sais plus.
Qui je suis, je ne sais plus non plus.
Qui me regarde, je ne sais pas.
Si quelqu’un me regarde, je ne sais pas.
Si quelqu’un est pour moi ce qu’on appelle « famille », je ne sais pas.
Le concept de famille, je ne le connais pas.
Si j’aime les couleurs, je ne sais pas.
De quelles couleurs sont mes yeux, je ne sais pas.
Qui sont mes petits enfants, je ne sais pas.
Si j’ai du poil ou pas, je ne le sais pas.

Je liste seulement dans ma tête. Longtemps, pendant longtemps. Le métier que j’exerçais avant d’arriver, ignorant. La seule chose dont je suis certain, une certitude absurde et sourde à demi-mot : « j’aime dormir sur le ventre, le dos tourné vers le soleil ». C’est absurde ! Je le sais. Je ne sais pratiquement plus rien et la seule chose que je sais c’est ça. Mille savoirs seraient plus importants que cela. Mille-et-un savoirs auraient plus de valeur que cela. Pourtant, cela me rassure de savoir que « j’aime dormir sur le ventre, le dos tourné vers le soleil ». C’est une certitude si ancrée en moi que je peux sentir les picotements du soleil sur le bas de mon dos, sur ma nuque. Ma définition. Celle de mon être, en somme et tout entier, selon le monde que j’habite et non le monde qui m’entoure. Je ne sais plus que cela.


J’ai le plaisir de sentir le sol sous moi. Allongé, une présence rassurante quelque part. Un bruit me parvient doucement, d’abord un crissement quasiment inaudible, plus qu’un bruit un lancinement, comme une discussion. Ça bruisse comme des croassements, annonce sans doute la météo dans un bruissement de plumes agitées. Des voix réagissent. Ouh ouh ? Les voix. Quelqu’un m’entend ? Non personne ne me répond. Peut-être ne me considère-t-on même pas, vautré au soleil dans un coin du salon. La fenêtre vient amplifier la chaleur qui me frappe. J’espère que mon poil ne prendra pas feu. On est bien là. A dorer comme un crevette au soleil. Un petit poisson. Miam. Cela fait longtemps que je n’ai pas vu le maitre lire son journal. Un hebdomadaire, une espèce de « dromadaire » mais quotidien. Oui le mot « dromadaire » m’a déjà fait rire. N’est-ce pas drôle quand on y pense ? Peut-être ai-je déjà dit ça quelque part. Cela reste dans l’ombre de l’ignorance. Mais je me perds sous mon crâne. J’ignore où j’ai rangé mes affaires.
Je ne sais pas si je suis en capacité de raconter. C’est dire. Et puis pour dire quoi, à qui ? Mes petits sont trop jeunes pour entendre mes frasques de jeunesse. Et puis il est trop tard. Sans doute m’a-t-on déjà relégué dans un coin. En attendant ! Au chaud comme ils disent. Cela le fera s’endormir rapidement et personne ne le réveillera plus. Jamais. Autant vous dire que ce n’est pas prêt d’arriver. Je reste. Personne ne m’oubliera. Je suis Gérald Tomé. Je suis Gérald Tomé ! Je suis Gérald Tomé !! Je suis Gérald Tomé !!! Je suis Qui ?

"Tu …"

Ah oui il y a le gosse qui m’appelle je me lève de mon panier je tends mes pattes loin devant moi la seule chose que je sais c’est que je suis là où je suis je ne sais rien d’autre je n’ai envie de rien je n’attends personne mes paupières sont tombées mes yeux roulent en dessous je ne sais pas à qui m’adresser pourtant je vais parler dans un instant je vais ouvrir la bouche leur dire si vous vouliez m’écouter cela me ferait sans doute plaisir sans doute peut-être qu’au fond… mes paupières sont transparentes comme du papier je pense à mes paupières oui je les vois donc j’y pense à mes paupières et si quelqu’un voulait m’écouter je parlerais de mes paupières si personne ne m’écoute je dirais simplement le mot « paupière » pauvre pierre pauvre vipère le roulis de la mer ah ma mère c'est beau ma mère elle est où ma mère ? Elle a toujours été là pour moi. Maman. Maman ! Maman !! Maman !!!

Ça s'insinue en moi.
L’âge.
Le temps.
Le doute.
Mon vieux corps défraichi.
Je m’interroge.
Qui suis-je ?
Qui suis-je ?
Qui-suis-je ?
Qui-sui-je ?
Qui-sui-jes ?
Quis-sui-jes ?
Quis-suijes ?
Quis-suije ?
Quiss Ssu.uui-ije ?
Quiss-su.u.u.i je.je.je.je.je.je.je suis qui ?
Je suis un chat.

"Papy ? Ça va ? Tu te souviens de moi ?"
J’ouvre enfin les yeux. Lumière. Trop de lumière. Mal aux yeux. Une chambre blanche, des lampes blanches, une couverture blanche sur mes genoux. Des machines raisonnent derrière mes oreilles. Un gamin me regarde. Il ouvre de grands yeux. Je l’imite. Ouvre de grands yeux. Mes pupilles s’arrondissent et reçoivent chaque rayon du soleil. J’attends. Sa mère m’adresse quelques mots.
Je leur ai fait peur. Ma moustache frétille, dehors c’est l’été.